La dolce vita arabo-parisienne,
Paris, 1981

Peu de temps après le début du conflit Iran-Irak, l’ambassade irakienne a fermé son centre culturel. La guerre coûtait trop cher à l’État irakien. L’ensemble des salariés, dont ma mère, a été licencié.

Il est difficile d’écouter la vie de mes parents sans avoir une bonne connaissance des guerres au Proche-Orient tant leur histoire est liée à celle de cette région.

Waddah Fares, un galeriste reconnu dans le monde arabe, avait organisé deux expositions au centre culturel irakien où il avait repéré ma mère. Il l’a invitée à déjeuner et lui a proposé de devenir son assistante dans la galerie qu’il avait récemment ouverte à Paris. Ma mère était réputée pour être une travailleuse acharnée, elle était redoutable. Elle était trilingue même si son anglais lui jouait des tours, elle l’arabisait un peu trop. Arabiser l’anglais revient à remplacer des mots entiers dans une phrase. Au lieu de dire : « Can you send me a picture now please ? », ma mère dit : « Can you send me halla a soura please ? »

Waddah était un personnage haut en couleur, « très généreux. Tu l’aurais beaucoup aimé » m’a dit ma mère. Né à Alep, d’un père irakien et d’une mère syrienne, il a grandi à Beyrouth. Il parle parfaitement le libanais et aimait se définir comme « transarabe, anarchiste et concepteur de projets ». Il avait ouvert une première galerie à Beyrouth, la galerie Contact, avec deux associés. C’était l’établissement culturel le plus en vue au Liban, l’un des premiers espaces dédiés aux artistes modernes libanais et arabes. Il aura existé trois ans, de 1972 à 1975, où tout le gratin de l’intelligentsia beyrouthine s’est retrouvé. Avec le début de la guerre, Waddah avait décidé de la fermer et d’en ouvrir une nouvelle à Paris quatre ans plus tard. Sa galerie, située au 50 rue de l’Université, était « très grande et très belle » selon ma mère. Aujourd’hui, à cette adresse, on vend des baignoires de luxe, « des baignoires high-tech ».

Waddah a été l’un des premiers en France à défendre les peintres du monde arabe. C’est dans son espace que se sont croisés de nombreux artistes dont j’admire les œuvres et le parcours. Je suis en quelque sorte un enfant de ces artistes mais aussi de ces écrivains libanais, égyptiens, syriens qui ont trouvé refuge à Paris et dont beaucoup ont été traversés par les mêmes questionnements que moi autour de leurs pays d’accueil et d’origine. Un petit tableau intitulé Paris Beyrouth que la peintre et sculptrice libanaise Saloua Raouda Choucair avait peint en 1948 exprimait déjà au mieux ce tiraillement et ce lien qui existent entre les deux villes, les deux pays. Délicat tableau abstrait où différentes nuances de bleu côtoient l’orange, le vert et le jaune. On y devine l’obélisque de Louxor, le soleil et la mer du Liban dans un tableau intimiste et presque inconnu.

Ma mère me raconte les soirées que Waddah organisait dans son appartement à l’île Saint-Louis (où étrangement mon père adorait aller), je me mets à rêver, à imaginer ce Paris arabe des années quatre-vingt où art, richesse et politique se croisaient et s’entrecroisaient. Des Miss Liban s’amourachaient d’artistes sans le sou qui trinquaient avec des millionnaires et des journalistes.